Théâtre Garonne du 21 au 29 novembre 2005

Excédent de poids...

Werner Schwab / Mise en scène: Michel Mathieu

 

C’est un bar fantômatique, dans lequel acteurs et spectateurs composent chaque soir une humanité de circonstance, partageant durant près de deux heures une “étrange étrangeté familière” en guise de prélude au massacre.

Sous-titré “une cène européenne”, le texte satirique de l’auteur autrichien brosse un portrait au vitriol d’une humanité occidentale qui tente de noyer ses désillusions dans les crispations xénophobes. Cène sacrificielle où la haine alimente l’ordinaire des convives dont un jeune couple séduisant sera la victime expiatoire : la vision que donne Michel Mathieu se charge d’en réactiver l’inquiétante actualité, dans un spectacle qui offre à ses acteurs remontés à bloc de prendre part au banquet avec un appétit pour le moins féroce.

Le tout à déguster au cœur du Ring, nouveau lieu aménagé par Michel Mathieu et le Théâtre2 l’Acte.

 

La Cène
En exergue de sa pièce, ou en guise de sous-titre, Werner Schwab pose ces deux mots :
une cène européenne... Cène il y a puisque comme dans l'épisode de l'évangile se consomme un sacrifice, mais ici il n'y a pas de sauveur qui s'offre à l'humanité, il y a une humanité, à tous égards estropiée et réduite au ressassement de sa survie, qui, dans un mélange de haine et de désir pour un jeune couple élégant- icône moderne de toutes les séductions- finit par l'étriper et le dévorer.

Cène européenne, emblématique, parce qu’elle délivre comme une anatomie de l'état actuel de la santé continentale : délabrement des rapports humains, naufrage de la pensée réduite à des balbutiements de lieux communs… car la parole même trébuche.

Le sens de la fable serait simple si on s’arrêtait là, mais un troisième acte nous ramène en arrière avant le massacre et donne un tout autre éclairage à l’action. Le couple idéal révèle son vrai visage. On entend leur entretien – jusque-là leur présence avait été muette - qui affiche une supériorité clinquante de nouveau riche, une vulgarité sans l’ombre de la moindre culpabilité. À l’inverse les cannibales du premier acte nous apparaissent alors comme les vrais perdants…. Opprimés de toujours... ils n’auront jamais dévoré que leurs fantasmes, et l’estomac plein resteront à jamais avec leur faim inassouvie. Cette construction en chiasme est comme une fable qu'on peut lire dans les deux sens. Elle ne peut se résoudre en un seul message. Une dissection d’actualité

La pièce est un éclat de rire, d’un rire noir à la Swift ou plus près de nous à la Kubrick – celui d’Orange mécanique – mais elle est surtout, depuis l’entrée - et la sortie - du parti d’ Haider dans le gouvernement d’Autriche, et la présence de Le Pen au second tour des présidentielles françaises, une sorte d’apologue sur ce qu’il est convenu d’appeler les gens d’en bas, là où l’extrême droite trouve son électorat, du moins sa frange « populaire »… C’est une sorte de fascisme à l’état pulsionnel qui se manifeste ici dans la volonté de destruction du groupe, envers l’image de la réussite (jeunesse, beauté, luxe), destruction comme une sorte d’assimilation impuissante. Cette tendance est le plus clairement manifestée par le personnage de Porcelet – fervent défenseur du pain et de la tradition, et pédophile de surcroît … mais elle ne se limite pas à lui, puisque le groupe rassemble tout un panel de figures et de positions autour de la patronne du bar : prolo macho, étudiant humaniste, professeur, femme au foyer.

Un repas, un meurtre
Il y a cène, repas. Schwab a l’intuition de résoudre autour d’une table ce qui justement constitue le deuil d’une population tentée par l’extrême droite : la communauté. La pulvérisation de la communauté semble une des causes fondamentales de toutes les crispations identitaires et xénophobes…Et qu’est ce qui constitue le plus directement, charnellement la communauté, sinon le repas, la table ? Un repas qui est aussi un meurtre. Au cours de ce festin transgressif, ce que nous nommerons en extrapolant «la masse » va consommer au sens propre les « modèles » que lui compose cette même société de consommation, accomplissant dans le même mouvement sa régression, dans la barbarie la plus totale. On pourrait se croire dans une mise en oeuvre poétique des théories de René Girard sur l’origine du sacré, si le regard de Schwab n’était avant tout satirique et bouffon.
Écrite en 1992, avant les grands succès électoraux des droites radicales et de l’extrême droite en Europe, cette pièce est une alerte sarcastique – mais non sans tendresse pour ceux qui en sont les victimes – sur l’impasse d’une société où « l’idéal consommateur » est le seul horizon qui reste.
La langue réinventée
L’action outrepasse le réalisme, partant néanmoins d’un lieu banal, le bistrot ; la langue suit le même chemin. L’acte essentiel de la pièce pourrait être l’acte du dire, la traque maladroite de tous ces personnages pour se nommer, se parler. La langue, entrechoc de jargons publicitaires, bureaucratiques ou pseudo philosophiques, matinée de termes enfantins, obscènes, et d’expressions journalistiques, procède par sauts, contractions de termes, déformations hybrides, invention de mots composés, redondances… Cette infirmité « langagière », on le sait, est un signe des temps : la langue s’appauvrit et se fige à la fois dans les jargons médiatiques. On peut trouver sans doute dans bien des bistrots des gens qui trébuchent sur la syntaxe et le vocabulaire… Si ce n’est que chez Schwab la langue est l’objet d’un bricolage, d’un remontage inédit - casse tête pour les traducteurs.

Le chantier
Il nous semble que remettre la parole au centre ne signifie pas – bien au contraire – revenir au naturalisme. On peut être tenté par le réalisme des personnages ; mais Schwab appartient à un renouveau de l’expressionnisme allemand, à ce titre l’excès de la langue doit contaminer le reste ; non pour aller vers le « design », on est dans un univers sale et chaotique, mais dans un choc où l’effort de parole est porté par une alchimie générale, mouvement, sons, couleurs qui déborde largement le cadre initial de l’anecdote. Un geste comme celui de Bacon qui tire la figure, l’écartèle ou la rabat sur elle-même… Il y a « cène », il y a rituel, et si ce théâtre est grotesque, il l’est à la manière de Jarry…
La difficulté est de se tenir dans une position qui tout en portant la cène à son niveau le plus puissant, ne se coupe pas de ses bases viscérales. C’est là tout le pari. Bacon l’a réussi en peinture, Schwab dans sa langue, c’est le défi de la mise en scène, c’est le défi de l’interprétation.